Réitérer le récit queer pour habiter les imaginaires Valentin Saez

Texte réalisé par Guillaume Mansart, critique d'art, dans le cadre du dispositif Hiver du Printemps de l'École des Beaux-Arts de Marseille.  

Si elle se déploie principalement à travers la création de volumes en céramique, l'œuvre de Valentin Saez se construit paradoxalement à partir du creux. C'est, pourrait-on dire, le vide de l'Histoire qui fonde son engagement artistique, les angles morts de son récit familial autant que l'invisibilisation institutionnelle de la communauté LGBTQI+. Il s'agit pour lui de produire des formes pour éclairer, combler, mettre en mouvement et articuler des héritages minorés ou ignorés. Naviguant entre des archives personnelles manquantes et l'histoire malmenée de la communauté queer, il compose un art politique et militant dans lequel l'intime rejoint toujours le collectif.

L'archive porte invariablement la question de l'autorité de celleux qui la fabriquent, des choix qui sont opérés et de la violence qui exclut du roman commun1. On sait, au moins depuis Michel Foucault, qu'à cet endroit, les grands récits chargés de valeurs de vérité sont intriqués aux différents mécanismes et institutions de pouvoir2. Dès lors, faire œuvre de « la matière archive », c'est porter un héritage comme une lutte, c'est repeupler un imaginaire, c'est revendiquer le contre-pouvoir de faire mémoire. Chargé de ces nécessités, Valentin Saez réalise des sculptures dont le vocabulaire emprunte à des formes artisanales ou des motifs traditionnels qu'il relie à des images, des textes ou une iconographie issue de la culture LGBTQI+.

La série de céramiques Botijos (2023-2024) se présente comme une relecture de cruches vernaculaires espagnoles, qu'il s'attache à transformer pour souligner la relation de l'objet au corps, son usage ritualisé3. Les orifices, les becs verseurs, les anses, se multiplient, se sexualisent. Les volumes deviennent imparfaits, non-symétriques, la matière porte les traces des doigts qui l'ont façonnée. Certains botijos deviennent même inutilisables, d'autres s'assemblent.

Il s'agit ici de déporter le sens et la fonction des objets et d'en proposer une nouvelle lecture, nourrie par la mutation et par les documents dont chacun est porteur. Dans le grès blanc, un indécent diagramme produit durant les percussions de la Lavender Scare4 associe homosexualité et pathologie (schizophrénie, paranoïa, alcoolisme...). En oxyde noir sous un émail de cendres de lavande (précisément), un appel à l'émancipation, à la queerisation, pour résister aux cadres obtus d'une société cis hétéronormative. Sur la faïence rouge enfumée, la photographie de La Sirena, bar militant espagnol, ou celle, solaire, d'une silhouette familière de l'artiste baignée dans une lumière de plage... Les unes à côté des autres, les sculptures mêlent et matérialisent les archives. Ensemble, elles organisent le récit.

Pour se situer, Valentin Saez s'est d'abord engagé dans le dessin consciencieux de la nébuleuse des événements, des marches, des répressions de l'histoire queer. Méthodiquement, il a répertorié les documents qui le nourrissent et lui permettent de la comprendre. Uranian Cartography (2024) est une carte mentale (lien externe) qui ne cesse d'augmenter au fur et à mesure que l'artiste s'engage dans la recherche. Le projet mêle rigueur méthodologique et subjectivité assumée. Le « biais de l'observateur5 » semble servir ici à affirmer la position de celui qui parle. Aussi, le peintre espagnol anarchiste José Pérez Ocaña devient-il un centre à côté d'Act-up Paris, de l'auteur Larry Mitchell6, ou de l'association marseillaise Mémoires des sexualités7... L'artiste se lie, sans trahir.

Mais, parallèlement aux différentes luttes communautaires, Valentin Saez connait également l'importance de l'histoire de chacun·e dans la constitution d'une mémoire partagée. Comme un pendant plus intime à Uranian Cartography, il développe un projet épistolaire fictif avec le fantôme de José, son arrière-grand-père, ayant fui la guerre civile espagnole en 1936. Dans de longs courriers manuscrits, ce dernier lui raconte son présent en Espagne quand l'artiste l'informe en retour de ses recherches sur les mouvements de libération homosexuelle sous Franco. En résulte des lettres et des photographies qui croisent les époques, les luttes, le familier et l'historique.

À travers son travail artistique, Valentin Saez met en acte la pensée du sociologue et militant transféministe et queer Sam Bourcier qui défend une vision contemporaine et vivante de l'archive s'opposant à l'unique traitement conservatoire de la littérature grise8. « Il y a des archives qui vous mettent au placard alors qu'il y en a d'autres qui vous donnent de la force et vous projettent dans le futur9 » déclare le sociologue qui parle d' « archivacteur·es ». Il s'agit alors de penser davantage la dispersion de l'information que son stockage afin de développer « un processus de remembering actif, engageant et déprivatisant10 ». Les œuvres participent à cette stratégie de distribution en divers lieux et à différents publics. Elles sortent les documents du seul traitement historique pour les inscrire dans la transmission et contrer l'effacement des « censures productives11 ».

La mise en visibilité d'autres modèles de sexualité c'est aussi pour l'artiste activer la figure homosexuelle et queer à l'endroit d'iconographies qui lui sont étrangères ou interdites. Les socarrats sont des carreaux de faïence de l'artisanat médiéval valencien décorés de motifs ornementaux, de symboles religieux, de figures animales ou humaines et qui racontent des histoires reflétant la culture et les croyances de l'époque. Reprenant la technique de céramique et les codes visuels des figures noires et rouges, l'artiste y introduit d'autres imaginaires afin d'articuler ses propres héritages. Les hommes se courtisent, les animaux « s'indéfinissent », et certains carreaux eux-mêmes s'hybrident de motifs imprimés en 3D. Tout se réinvente pour écrire un monde ouvert, fluide, non binaire et transhistorique.

La « performativité de l'archive » est un concept qui consiste à défendre le déploiement et le redéploiement du récit non-institutionnalisé dans le but de l'inscrire dans les mémoires comme un autre modèle possible. La réitération devient un geste d'affirmation et de repossession. Elle permet la présence des corps non-disciplinés et l'élaboration d'un récit multiple dans lequel l'ensemble des sexualités est représenté. À travers une production consciente des enjeux, c'est précisément à cette forme de performativité que s'attache Valentin Saez. Les unes à côté des autres, ses œuvres performent la matière mémorielle pour contrer un régime de vérité lacunaire. Par l'activation vivante de l'histoire, il semble répondre avec bonheur et urgence à l'appel de Sam Bourcier qui proclamait « l'archive partout et pour tout le monde, et pour des usages dont on n'a pas encore pensé12 »

« La condition de l'archive est la constitution d'une instance et d'un lieu d'autorité » écrit Jacques Derrida dans Mal d'archives, édition Galilée, 1995.

Cf notamment Michel Foucault, « Sexualité et vérité », 1977, in Dits et écrits tome II p.137

3 Le botijo est porté sur le coude et incliné pour faire couler un filet d'eau dans la boucle de l'utilisateur.

La Lavender Scare (Peur violette) est une période de persécution des homosexuels aux USA durant les années 1950. Elle se développe parallèlement à l'anticommunisme du maccarthysme.

5 « Le biais de l'observateur » désigne l'influence d'un observateur sur un milieu observé et donc sur le résultat d'une observation.

6 Larry Mitchell (1939-2012) est un auteur et éditeur américain, militant du Gay Liberation Front et du mouvement Back to the Land dans les années 1970. Il est notamment l'auteur de The Faggots & Their Friends Between Révolutions (Les pédales et leurs ami·es entre les révolutions), 1977, réédition française, éditions du commun, 2023.

7 Mémoire des sexualités est une association mbasée à Marseille et qui « constitue un fonds documentaire sur l'histoire LGBT, qui organise des débats publics et participe à la construction du mouvement militant LGBT »

8 La littérature grise désigne l'ensemble des documents produits par l'ensemble des administrations et se situe en dehors du champ de l'édition.

9 CF Sam Bourcier, La fièvre de l'archive. Praxis de l'archive vive, queer et transfémniste, conférence lors du Colloque international en perspectives de genre et de sexualité dans la création artistico-littéraire francophone contemporaine, Facultat de Filologia Traduccio i Comunicacio, Université de Valencia

10 Sam Bourcier, Ibid.

11 Cf Michel Foucault, L'archéologie du savoir, Gallimard, 1969

12 Sam Bourcier, Ibid.

"Hiver du Printemps - Le Texte" : Découvrez les textes des critiques d'art sur les œuvres des diplômé·es lauréat·es  

Dans le cadre de ses actions de soutien à la professionnalisation, les Beaux-Arts de Marseille ont lancé en juillet dernier l'appel à projets « Hiver du Printemps - Le Texte » permettant à ses jeunes diplômé·e·s de développer une collaboration avec un critique d'art de la scène française.  

Les lauréat·es de cet appel ont été :  

Ces collaborations et échanges ont donné lieu à des textes critiques sur leur pratique artistique et leurs œuvres, en les mettant en perspective avec certains enjeux de la création contemporaine et en les faisant retentir avec les recherches d'écrivain·es, d'artistes et de théoricien·nes. Bonne lecture !